Jaime Martino sur la promotion de la prochaine génération de cheffes.
Entrevue réalisée par Matt Heller
De nos jours, plus personne ne s’étonne de voir une femme diriger un orchestre. Toutefois, malgré tous les progrès réalisés, nous sommes encore loin d’avoir atteint l’équité. Women in Musical Leadership (WML), un programme fondé par la direction du Tapestry Opera de Toronto, dont fait partie la danseuse et chorégraphe Jaime Martino, travaille à changer la donne. Women in Musical Leadership collabore avec des organismes du domaine des arts et des orchestres de partout au Canada. Si vous n’en avez pas encore entendu parler, il y a fort à parier que vous verrez ce nom dans la brochure de votre prochaine saison ou dans les notes biographiques d’une brillante cheffe d’orchestre. Nous nous sommes entretenus avec Jaime pour en apprendre plus sur Women in Musical Leadership, et nous avons fait la connaissance d’une poignée de jeunes cheffes qui participent au programme.
Women in Musical Leadership est un programme relativement nouveau, mais dont les effets se font déjà sentir. Comment l’idée est-elle née?
Dans la foulée du mouvement #metoo en 2017, l’attention accrue portée aux inégalités entre les sexes a donné lieu à des conversations plus fréquentes sur cette question au sein des directions des compagnies d’opéra. À la suite d’une rencontre où il avait été question de l’écart à combler – et lors de laquelle tous les intervenants avaient manifesté leur volonté d’embaucher plus de femmes au poste de chef d’orchestre, tout en parvenant à un fâchant consensus : les candidates qualifiées se faisaient rares au Canada – mon collègue Michael Hidetoshi Mori, qui est directeur général du Tapestry Orchestra, et moi-même avons réfléchi à ce que nous pouvions faire. Le programme Women in Musical Leadership est né au Tapestry Opera – la 10e compagnie d’opéra en importance au Canada – par la création d’assistanats et l’embauche de femmes que nous connaissons tous, comme la merveilleuse Rosemary Thomson. En constatant qu’il existait une volonté à l’échelle nationale, mais aucune réelle pépinière, et que les moyens étaient limités, Michael et moi avons imaginé un programme de portée nationale qui était à la fois abordable et intéressant pour les partenaires, compte tenu de ses effets artistiques considérables. Grâce à l’appui financier de nos partenaires fondateurs, le Pacific Opera Victoria et le Toronto Symphony Orchestra, nous avons obtenu les fonds nécessaires à la réalisation d’un projet pilote, et le programme a vu le jour.
Il peut être difficile de parler de changements systémiques et des pratiques d'exclusion qui sont profondément ancrées dans notre secteur sans se sentir dépassé. Personne n’a envie de s’investir dans un combat qui ressemble à celui de David contre Goliath. Avec ce programme, nous voulions trouver une façon d’apporter des changements qui étaient à notre portée au lieu d’essayer de corriger tout ce qui n’allait pas. Au fil du temps, cette approche permet d'aller toujours plus loin. C’est ainsi que nous pouvons changer le monde.
Parlez-nous du programme : comment les cheffes d’orchestre sont-elles choisies et quelle forme de soutien le programme offre-t-il?
Women in Musical Leadership offre aux cheffes d’orchestre un poste salarié à temps plein d’une durée de trois ans, sous forme d’une série d’affectations auprès de 25 organismes partenaires d’un océan à l’autre. Au fil des trois années, les responsabilités confiées aux cheffes participantes s’étoffent. Elles sont d’abord appelées à faire de l’observation et de l’assistanat, puis elles ont l’occasion de diriger des répétitions, des mouvements au cours d’une prestation, puis des programmes et des opéras complets. Les affectations offertes par nos partenaires sont variées : musique de chambre nouvelle vague, opéras présentés en première mondiale, musique baroque sur instruments d’époque, grandes œuvres symphoniques et classiques de l’opéra. Comme le programme dure trois ans, les cheffes ont non seulement la chance de visiter un réseau enviable d’orchestres symphoniques, d’orchestres d’opéra et d’ensembles de musique de chambre de partout au Canada, mais de plus, elles travaillent avec les mêmes compagnies à répétition et tissent donc de vrais des liens avec des musiciens qui sont témoins de leur épanouissement et de leur talent. Elles côtoient des mentors comme Tania Miller, JoAnn Falletta, Rosemary Thomson, Karen Kemansek et Gustavo Gimeno, et elles ont accès à des formations sur le leadership et à des possibilités d’autoperfectionnement.
Le processus de sélection est un concours sous forme d’audition ouverte présidé par un comité qui inclut d’éminents chefs d’orchestre et des membres des directions artistiques du Tapestry Opera, du Toronto Symphony Orchestra et du Pacific Opera Victoria. Le choix des candidates retenues s’appuie sur des critères comme leur sens musical, leur maîtrise d’un instrument principal et de la technique de direction, mais également sur leurs qualités de leader et leur volonté d’apprendre.
Existe-t-il d’autres programmes du genre au Canada ou à l’étranger?
De plus en plus de programmes visant à cultiver le talent des chefs d’orchestre féminins et non binaires voient le jour, et de nombreuses personnes travaillent à augmenter la proportion de femmes à des postes de direction au sein de l’industrie. Certains de ces programmes sont bien établis et jouissent d’une réputation enviable; c’est le cas notamment du Dallas Opera Conducting Institute et de la bourse Taki-Alsop. Il existe également des programmes similaires à la Royal Academy of Music du Royaume-Uni, au Perth Symphony Orchestra et à l’Irish Royal Academy, et il y en a sans doute beaucoup d’autres.
Women in Musical Leadership se distingue par l’étendue et la richesse de l’expérience qu’il offre aux cheffes d’orchestre, et par sa durée. Comme les participantes sont des employées à temps plein du Tapestry Opera, elles peuvent se consacrer uniquement à la direction d’orchestre; elles n’ont pas à faire de l’enseignement ou à occuper un autre emploi si elles ne le souhaitent pas.
Et comme les bourses durent trois ans, elles ont le temps de réellement s’épanouir, de côtoyer des mentors et de tisser des liens solides entre elles ainsi qu’avec les membres de la direction et les musiciens des meilleurs orchestres du Canada.
Comment le programme a-t-il été reçu?
Nous avons lancé Women in Musical Leadership en 2020, juste avant l’été des revendications pour la justice raciale et dans la foulée du mouvement #metoo, qui a ciblé de grands noms de l’industrie musicale. Les dirigeants de nos institutions ont été appelés à réfléchir sur la place publique à des enjeux sur lesquels ils ne s’étaient jamais penchés auparavant. Les réactions au programme ont donc été très positives : les gens cherchaient des moyens de contribuer au changement à l’échelle du secteur et au sein de leurs organismes, et nous leur avons offert un moyen très concret et efficace de le faire. (Voir l’encadré Impressions sur WML)
Chez les musiciens classiques, il y a parfois cette idée que notre personnalité ne compte pas ou ne devrait pas compter, que nous devons en quelque sorte nous fondre dans les idées et les intentions du compositeur. Qu’en pensez-vous?
C’est une excellente question, et un principe clé à ne pas perdre de vue dans nos conversations sur ce que signifie diriger un orchestre, sur la façon d’aider les musiciens à donner le meilleur d’eux-mêmes et sur l’évolution des structures de nos organismes. (Voir l’encadré Portraits de chefs d’orchestre)